Philippe  MURAY   

 

 

       TEMOIGNAGES

 

              

     Jean Baudrillard

  Avec Philippe Muray disparaît un des rares, des très rares conjurés de cette résistance souterraine et offensive à « l'Empire du Bien », à cette pacification grotesque en même temps qu'à cette désincarnation du monde réel – tout ce dont procède une hégémonie mondiale en voie d'expurger notre vie de toute trace du Mal et du génie du Mal. Sa cible fut cet axe du Bien, le ravage technique et mental qu'il exerce sur toute la planète, mais surtout le ravalement festif de toute cette modernité dans la béatification - le « fake » et la fête comme concession perpétuelle . Disons qu'il s'est battu toute sa vie contre « l'extension du domaine de la FARCE » (toute ressemblance avec un titre connu…)



   Le domaine étant illimité, la tâche est immense. Mais la subtilité de Philippe Muray est là : l'énergie fabuleuse et dénonciatrice qu'il déploie dans ses textes ne vient pas d'une pensée critique « éclairée », elle ne vient pas des Lumières par la voie d'un travail du négatif – elle est plus viscérale, plus directe, et en même temps inépuisable, parce qu'elle lui vient de l'immensité de la bêtise elle-même . Cette bêtise, il faut en tirer toute l'énergie infuse, il faut la laisser se déployer elle-même dans toute son infatuation. Cette mascarade, cette banalité du Mal, derrière l'Empire du Bien, il faut la laisser travailler à sa propre dérision.



   C'est ça l'intelligence du Mal. D'ailleurs, en l'absence désormais de toute tension, de toute impulsion négative, d'où pourrait bien venir aujourd'hui une autre énergie, sinon d'une abréaction violente à cette stupidité ambiante ? Sinon d'un rejet total, féroce, de cette mascarade, de cette " banalité du Mal ", en la poussant d'elle-même vers ce " crime parfait " dont elle est la mise en scène burlesque.



   De toute façon, derrière l'extension du Domaine de la FARCE, il y a l'extension du Domaine de la HONTE. Et la verve somptueuse de Philippe Muray cache (à peine) un profond sentiment de honte, d'humiliation devant cet état de choses. L'espèce entière semble vouloir se ridiculiser dans l'assouvissement de tous ses désirs, dans la libération inconditionnelle de toutes ses possibilités, alors qu'elle ne sait même pas ce qu'elle est. Elle n'a même plus l'imagination d'elle-même, et elle se vautre dans une obscénité, un échange généralisé - résultat de cette orgie de libération qui ne laisse plus place qu'à un syndrome de reniement, d'avilissement, et d'une jubilation d'autant plus obscène qu'elle se délecte de la ruine de ses propres valeurs.
   De tout cela surgit une honte collective, d'ordre presque anthropologique - cette honte générant à son tour une colère, une passion coléreuse qui va bien au-delà de la virtuosité polémique qu’on lui reconnaît.

 

 

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             François Taillandier



    Muray aura détesté avec délectation notre époque, son hygiénisme, son technicisme, son pacifisme, son festivisme, son droit-de-l’hommisme, tous les jolis prétextes sous lesquels elle abrite son inculture, son oubli du passé, et plus encore : sa démission, sa panique devant le devoir d’être humain, d’assumer les vieux démons de l’homme et sa blessure constitutive. Il l’aura dit inlassablement, infatigablement, avec une éloquence et une vigueur qui l’égalent aux plus grands polémistes.



    Pourtant, et même lorsque’un certain jeu médiatique a cherché à l’y réduire, Philippe Muray n’était pas le bougon de service, le « réac » toujours disponible, le ronchon authentifié. Lui qui haïssait les rebelles professionnels et autoproclamés, ne s’est pas résumé à la posture symétrique. Quand on aura lu, vraiment lu Philippe Muray, on découvrira bien mieux que ça. On découvrira un écrivain, descendant en droite ligne de Balzac et de Flaubert, de Voltaire et de Léon Bloy.
   Le travail unique et obstiné de Philippe Muray a consisté à élever, face au discours enveloppant et omniprésent de notre époque, un contre-discours, un rempart, une réponse. Une réponse inlassable. Intarissable. Précise. Au scalpel. Son œuvre est un monument littéraire, et littéraire d’abord. Un formidable parapet, une digue, contre un seul péril en définitive : la pollution du langage. Non, Philippe Muray n’était pas un chroniqueur, un éditorialiste, un faiseur de tribunes ! C’était un écrivain. C’était une voix. Chapeau bas, s’il vous plaît.



   Ceux qui le réduisaient à un rôle d’idéologue, ceux qui voulaient l’enfermer dans un rôle de fournisseur de discours, n’ont sans doute pas lu Minimum Respect, un recueil de poèmes parodiques, ironiques, dans lequel cet homme plein de pudeur et d’élégance, qui n’a jamais accepté d’afficher son cœur en bandoulière, laissait en creux passer le plus vrai de lui-même : la passion.
  (Texte paru dans Le Figaro).
 

 

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               Elisabeth Levy


  Il nous a fait détester l'an 2000

   On pourrait croire que cette époque qu'il exécrait si bien a eu la peau de Philippe Muray. Quelle erreur ! C'est plutôt Muray qui a eu la peau de l'époque à laquelle il avait déclaré une guerre totale.

   Le secret est bien gardé. Les pompeux triomphent. Les « cons à roulettes » dévalent, le regard extatique, dans les rues de Paris. Les « mutins de Panurge » défilent en rangs serrés. Les « damnés de l'alter » lynchent à tout va. Les « psittacidés de la gauche dévote » se félicitent d'être si rebelles en ce miroir. Bref, Festivus Festivus galope en liberté en serrant contre son coeur à la fois sec et gluant les mirifiques inventions dont l'écrivain dressait sans relâche le désopilant et désolant inventaire.
    Dans la course à la régression de l'espèce dont Muray a dévoilé chaque ressort, cette créature burlesque a succédé à Homo festivus - lequel avait déjà flanqué un sacré coup de vieux à l'homme de la Bible et des Lumières - autrement dit à l'homme de l'Histoire, de la différenciation et du conflit. En route pour le futur de l'indistinction et de l'enfance généralisées !

   Les lecteurs de Philippe Muray n'ont pas fini de s'amuser - et surtout ses lecteures, aurait-il pu ajouter en éclatant de son inoubliable rire qui semblait retourner vers les profondeurs de son âme après avoir résonné. Ils savent, grâce à lui, que, parmi les crimes de l'époque, le plus impardonnable est son impayable esprit de sérieux. Les bombes à retardement concoctées par Muray ne cessent d'exploser sous les fesses des « petits flics » et des « mouchards du coche de la nouvelle police de la pensée et des moeurs ». Festivus Festivus est nu, Muray l'a foutu à poil. Et il n'est pas près d'aller se rhabiller. La présence de l'écrivain, au-delà de l'absence, témoigne que le désastre n'est pas entièrement consommé. Lui-même n'a jamais totalement exclu que l'humanité puisse faire échouer le plan qu'elle a ourdi pour hâter sa propre disparition.

   Les esprits épris de liberté, ceux qui le remerciaient de les aider à vivre, se sentent aujourd'hui un peu plus seuls. Peut-être trouveront-ils quelque consolation dans le fait que les ennemis de Muray se conforment jusqu'à la caricature aux portraits qu'il a faits d'eux. « Réac ! Réac ! Réac ! », psalmodient-ils. Piteux hommage du mensonge à la vérité. Homme des Lumières qui voyait avec colère ces Lumières défigurées, Muray a répondu par avance à tous les humanistes à visage inhumain : « Festivus Festivus est passé maître dans l'art d'accommoder les mots qui restent. Il appelle " conservateur " quiconque tente de limiter ses dégâts et " réactionnaire " celui qui l'envoie gentiment se faire foutre.» Bien joué, cher Muray.
 

 

 

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           Benoît Duteurtre


   Toujours impatient de retrouver Philippe Muray pour déjeuner, je savais que, pendant une heure ou deux (cela se passait généralement au Sélect), nous allions épingler avec jubilation les derniers navets de l'air du temps: une déclaration de Ségolène (« Le secret comme source de bonheur est une idée qui a vécu »), un projet de la Mairie de Paris (qui veut « recréer l'esprit village »), quelques anecdotes du milieu littéraire... Je me sentais surtout plein d'admiration devant lui, non seulement parce qu'il savait tout, analysait tout, retenait tout, mais aussi parce que notre vilaine conversation (qui avec d'autres aurait facilement tourné à la lamentation) se teintait alors d'une jubilation particulière ; il avait cette façon de relever avec une énergie gourmande le détail significatif, de le monter en épingle et de le relier à d'autres, pour en faire une improvisation très artistique et raconter cette « comédie humaine » qui le fascinait. 
      Quand nous nous trouvions avec d'autres amis et que la soirée se prolongeait, avec ce qu'il fallait de vin et de cigarettes, arrivait enfin ce moment où son grand éclat de rire devant l'époque, sa hargne chaleureuse à décrypter les attrapegogos finissaient par polariser l'attention de tous : on aimait l'absurde de l'humanité comme il le racontait avec une verve littéralement balzacienne.

  La même jubilation emporte la prose admirable de tous ses livres. La plume de Muray possède une énergie dont je ne connais guère d'équivalent. Autant un Houellebecq suscite l'admiration par sa concision, son art de dire juste la chose ; autant le style de Muray s'écoule abondamment, se déploie à la façon des étoffes de Rubens auquel il consacra un essai. On y retourne toujours avec délectation, sachant combien il va nous vivifier l'esprit, nous surprendre au détour, nous donner l'impression d'être intelligents. Muray excelle à construire une idée, à la développer, à la démultiplier en recourant à un immense répertoire d'anecdotes, d'exemples, de jeux de langage - jamais vains ni vagues comme ceux d'une certaine prose poétique qu'il détestait, mais toujours dirigés vers la cible.
    Cette langue somptueuse qui ne semblait guère lui demander d'efforts, tant elle lui était consubstantielle, se sera pleinement déployée dans les quinze dernières années de sa vie, à travers une profusion de textes parus le plus souvent dans la presse et dans des revues (l'Atelier du roman, Marianne, la Montagne...) puis repris en recueils (Exorcismes spirituels I à IV, Après l'histoire...). Muray était certes, depuis longtemps, une figure importante de la vie littéraire, auteur d'un passionnant Céline et d'un non moins lumineux XIXe siècle à travers les âges. Mais il avait aussi rompu avec ce milieu, ses élites intellectuelles et ses revues d'avant-garde, pour atteindre sa plénitude d'écrivain dégagé de toute respectabilité, de tout mot d'ordre, de toute stratégie sociale, creusant son sillon avec une liberté qui ne manquait pas d'indigner certains anciens amis, facilement prêts à le classer comme un « nouveau réactionnaire » et lui offrant par là même une nouvelle occasion de rigoler.


   Pour bien comprendre l'art de Philippe Muray, il faudrait évoquer aussi ses expériences dans la presse populaire et le roman de gare. La même maîtrise impeccable du récit sous-tend ses essais, où il utilise les concepts en vogue comme des personnages (la transparence, la communication...) ; où les symptômes de l'époque apparaissent comme autant de protagonistes reliés par une intrigue au sein d'un tableau vivant (les rollers, les surfers...). Il a décrit lui-même son héros, Homo festivus, comme « quelque chose d'intermédiaire entre le concept et l'être romanesque, ce qui [lui] permet sans cesse de l'aborder par deux côtés, par les idées et par la vie, par la pensée comme par les événements concrets, par l'entendement comme par le mouvement ».
   Sa connaissance experte du fait divers se traduit également par l'abondance d'exemples précis qui nourrissent sa réflexion. A l'affût des petites histoires comme des grandes, il dépouillait la presse, suivait la télévision - ce qui ne l'empêchait pas de se transformer parfois en homme de terrain, aventurier de l'absurde, traversant Paris avec des oreilles de Mickey ou se jetant en hurlant au milieu d'un rassemblement de rolleristes.

   La grande oeuvre qui occupait Muray depuis quinze ans commence par un bref essai paru en 1991 aux Belles Lettres : l'Empire du bien. Presque tout ce qu'il écrira désormais apparaît comme un développement ludique de cette intuition : le monde contemporain « libéré » de toutes les tares de l'histoire - la violence, le sexisme, le nationalisme... - s'est transformé en entreprise positive. Sur fond de guerre, de crise, de chômage, la béatitude a gagné l'humanité ; sa lutte pour le bien rejette désormais le principe même de la contestation, et se prolonge dans une liturgie festive de shows télévisés et de fiertés variées. Dans ce monde-là, Muray surgit comme un chevalier du « côté obscur », génialement doué pour renverser la bonne pensée.
    Il cultive un irrésistible plaisir de l'esprit dans la contemplation de cette société qu'il exècre avec l'obstination et l'excès des grands pamphlétaires, de Léon Bloy ou de Céline. Ainsi commence véritablement le « roman » qu'il nous laisse ; ce livre immense qui aura pu adopter tour à tour la forme de la fiction (On ferme), celle de la poésie (Minimum respect), de l'entretien (Festivus Festivus) mais également - surtout peut-être - celle du texte ciselé, de l'essai de société, du libre commentaire d'actualité. Par le traitement vif, personnel et obstiné qu'il apporte à chaque sujet pour enrichir la description de l'Empire, Muray accomplit une oeuvre plus personnelle que politique, plus artistique que philosophique.

   Cet homme subtil ne se laisse pas enfermer dans une vision trop entière. Lui qui détestait la société contemporaine se montrait curieux de tout. Ces dernières années, il avait enregistré plusieurs textes avec des musiciens et semblait enchanté de redécouvrir sa prose en reggae. Il pouvait s'intéresser avec la même acuité à l'informatique, ou voisiner dans des dîners avec des personnages proches de ceux dont il se moquait habituellement (des bo-bo, des jeunes branchés), sans se départir d'une courtoisie proche de la gentillesse... Je ne doute pas que - dans son autre regard - il voyait la même scène en version cruelle ; mais sa vie comme ses livres restent irradiés par cette chaleur qui lui permettait au sens strict de détester le monde « cordialement ».
    A sa façon, Philippe Muray apparaît comme un personnage de l'ancien monde égaré dans le nouveau. Devant le tableau déchaîné du ridicule contemporain, on aimait son savoir-vivre, le sérieux qu'il apportait à la littérature, sa grande culture artistique qui le rangeait au moins autant du côté des modernes que de celui des réacs ; lui qui avait compris que l'esprit moderne - c'est-à-dire le sens critique - ne peut plus être qu'antimoderne.

   Jusqu'au bout Philippe Muray a vécu comme il le voulait. Il est mort très rapidement, trop rapidement pour ses proches ; mais le cancer qui l'a emporté en quelques semaines n'aura pas eu le temps d'assombrir une existence qui avait trouvé une solution face au pire : regarder la catastrophe universelle comme une fête.

 

 

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Michel Houellebecq


    L'homme de gauche est mal parti

   Le progrès n'est que le développement de l'ordre, Auguste Comte

    L'année 2002 restera marquée par l'accès, longtemps attendu, de la pensée de Philippe Muray à une audience élargie. Non que ces épais volumes gris bleu, aux titres dissuasifs, aient vraiment entraîné l'adhésion des foules ; mais enfin il s'est vu cité, et parfois interviewé, par de nombreux hebdomadaires de large diffusion ; on peut dorénavant à peu près suivre les prises de position de Philippe Muray sans avoir à sortir à chaque fois de son Relay ; c'est un progrès considérable. S'il faut absolument parler de la modernité (ce dont il m'arrive de douter), autant partir des livres de Philippe Muray, ce sera plus agréable et plus instructif qu'aux temps où il fallait se coltiner Baudrillard et Bourdieu (ces exemples, j'en conviens, sont un peu caricaturaux).

    Considérons Philippe Muray comme une machine, dans laquelle on introduit des faits (parfois réels, souvent médiatisés), et dont il ressort des interprétations. Ces interprétations sont guidées par une théorie cohérente, celle de la montée en puissance d'une terreur molle, d'un type nouveau, dont il a synthétisé l'essence par quelques formules brillantes et définitives (l'« hyperfestif », l'« envie de pénal », et surtout la tolérance « qui ne tolère plus rien auprès d'elle-même »). Cette théorie, désormais classique, doit à mon sens faire partie du bagage de tout homme cultivé.

   L'année 2002 restera, aussi, celle où la machine Muray a, pour la première fois, connu quelques ratés. Son fonctionnement, pourtant, n'est nullement en cause ; on peut même dire qu'il n'a jamais été aussi brillant. Sa magnifique description, par exemple, de la quinzaine anti-Le Pen qui a égayé la France en avril-mai 2002 est sans doute un de ses plus beaux textes.

    Toutes ses qualités s'y montrent à plein : ampleur de vues, sens historique, précision dans le détail, et surtout ce coup d'oeil prodigieux qui lui permet, au coeur des détails, de choisir le plus significatif, celui qui va d'emblée au coeur du problème (en l'occurrence, la pancarte : « Non aux méchants » brandie par la petite fille). Ma thèse en réalité est que ce n'est pas Philippe Muray qui va de travers, mais le monde ; que le monde, autour de lui, commence à produire quelques phénomènes aberrants, dont on ne peut assurer qu'ils soient non Muray -interprétables, mais qui sont au moins Muray-ambivalents ; qu'en somme la bonne pensée unique et la terreur molle qui en procède commencent à laisser entendre de légers craquements.

   Commençons par la sinistre affaire Rose Bonbon. Philippe Muray (interrogé il est vrai « à chaud » par le Figaro-Magazine) y a vu une répétition de la fastidieuse pantomime du censuré et du censeur (qui se termine classiquement par la ridicule déroute du censeur). Les faits d'ailleurs semblent pour cette fois lui avoir donné raison ; je rappellerai quand même que l'affaire a été tangente, et qu'elle ne s'est conclue que par l'intervention de Nicolas Sarkozy, prenant conscience du chiendent qu'il y a, dans la perspective d'un destin présidentiel, à rester associé au « retour de l'ordre moral ».
   L'Enfant Bleu
a perdu, mais dans des conditions qui lui laissent augurer une prochaine victoire. La vérité de cette affaire est que la croisade antipédophile, ivre de ses succès, ne se connaît plus aucune limite, même plus le respect de la présomption d'innocence, et en tout cas certainement pas celui de la « liberté d'expression du romancier ». On a même entendu des argumentations hallucinantes, selon lesquelles Jones-Gorlin, en sa qualité de romancier, était doublement coupable, puisqu'on ne pouvait même pas lui faire crédit de l'authenticité du témoignage. Je n'exagère pas : cela s'est dit, et écrit, par des gens ayant responsabilité associative.

   Or les tenants de la bonne pensée unique se trouvent ici dans une position bien douloureuse. Car s'ils aiment les créateurs qui dérangent, ils aiment également, et d'un amour aussi sincère, les tout petits enfants. Nous assistons en d'autres termes au développement d'une contradiction au sein de la bonne pensée unique (que j'appellerai dans la suite de ce texte, par convention de langage, la gauche).

    Mon propre procès, au premier regard, semble moins captivant ; car je suis un mâle occidental, donc une espèce de beauf ; en ce sens, mes positions n'ont rien que de très logique. L'ingénieux critique Pierre Assouline a même découvert que j'avais de tout temps été animé par une haine obsessionnelle des Arabes ; que c'était là, contrairement aux apparences, le vrai sujet de Plateforme, et peut-être de tous mes livres. Je me demande vraiment ce qui m'a retenu de faire un procès à ce minable ; sans doute faudrait-il que je travaille mon envie de pénal.
  Au-delà de mon cas personnel, pourtant, tout observateur attentif percevra qu'il va y avoir, rapidement, des problèmes. Que, sans cesser de pourchasser l'islamophobe, l'homme de gauche va devoir continuer à soutenir Taslima Nasreen (qui de son côté va gaiement répétant que la stupidité et la cruauté ne sont pas des dérives monstrueuses de l'islam, mais font partie de sa nature intrinsèque) ; considérons aussi que de tels exemples vont probablement se multiplier, sans compter la racaille de banlieue qui vire antisémite, et tous les autres soucis.

   Il faudrait évoquer ici ces rats de laboratoire, soumis par des éthologues sans coeur à d'incessants stimuli contradictoires. Je ne me souviens plus exactement de ce qui leur arrive ; mais, de toute façon, rien de bien réjouissant. En un mot comme un cent, je le confirme : l'homme de gauche est mal parti.

   L'épisode le plus significatif, et sans doute le plus lourd de conséquences, de la période qui s'ouvre, est sans doute l'affaire des nouveaux réactionnaires, déjà abondamment relatée par les gazettes. L'ouvrage, c'est le moins qu'on puisse dire, n'a guère été loué. En sa qualité de flic en chef, Edwy Plenel se devait de couvrir son subordonné ; il s'en est acquitté avec conscience, quoique sans enthousiasme ; peut-être sentait-il déjà que l'affaire était mal engagée. La plupart des journalistes en effet semblent avoir considéré avec réticence ce fastidieux exercice de name dropping ; il leur a semblé bien long, malgré ses 96 pages (ceci à comparer, une fois de plus, à la délectation sensible avec laquelle ils citent le moindre petit extrait des pavés de Philippe Muray).

   Tout cela n'était pas encore vraiment alarmant ; qu'un homme de gauche écrive un livre insipide, rien d'anormal, c'est même plutôt dans l'ordre ; mais ce qui s'avéra plus grave, nettement plus grave, fut la réaction des accusés. L'infortuné Lindenberg s'imaginait sans doute qu'ils allaient se disperser comme des petites souris, jurant que jamais eux, les autres peut-être, mais eux, non, oh ! quel méchant procès. Loin de là, que vit-on ? Finkielkraut se mit carrément en colère, qualifiant tour à tour l'ouvrage de « stupide » et d'« ignoble ». D'humeur plus espiègle, Taguieff salua l'apparition du « premier pamphlet mou », issu des rangs de l'« extrême-centre ». Les deux, plus quelques autres, rédigèrent sans tarder un Manifeste pour une pensée libre. Ce n'est donc pas spécialement la honte, ni la terreur d'être démasqué, qui se peignit dans leurs regards coupables ; mais plutôt un léger pétillement de satisfaction à l'annonce de la reprise des hostilités.

   Fait encore plus significatif, ce sont surtout leurs adversaires qui ont dénoncé l'amalgame, alors qu'eux-mêmes semblaient plutôt satisfaits d'être ainsi amalgamés (à titre personnel, je confirme : appartenir à une liste qui compte Finkielkraut, Taguieff, Christopher Lasch, Muray et Dantec a tout pour me réjouir – je connais moins les autres, mais ça me donnerait plutôt envie de les lire). Les choses en sont venues à ce point que ces mêmes adversaires les ont hâtivement absous de l'odieux qualificatif, dans la crainte tardive qu'ils n'en viennent à le revendiquer.

    Las, le mal était fait, et le ver dans le fruit. Infortuné Lindenberg, les mutations les plus décisives ont parfois pour catalyseur les incidents les plus minimes. Rappelons qu'il y a quelques mois, les « nouveaux réactionnaires » étaient si faibles, si fantomatiques et surtout si mal organisés qu'ils n'avaient même pas été capables de mettre sur pied un soutien correct à la candidature de Jean-Pierre Chevènement. Ce mince opuscule aura eu pour effet de resserrer leurs rangs, de leur faire prendre conscience qu'ils avaient de leur côté l'intelligence et le talent, et d'en faire sans qu'ils l'aient cherché la première force intellectuelle du pays. Voilà qui est supérieurement joué, camarade Rosanvallon ; vous allez recevoir des félicitations, au prochain forum de Davos.

   Maintenant qu'il est établi que nous sommes les meilleurs, nous allons enfin pouvoir étaler l'ampleur de nos désunions devant un public ravi de la qualité de l'échange. Dans mon agenda personnel, je prévois déjà un débat avec Philippe Muray sur les bienfaits du tourisme de masse ; un autre avec Dantec sur les perspectives du clonage reproductif humain ; une sorte de colloque général sur le monothéisme, et peut-être un autre sur la prostitution (les deux sujets ayant au moins ceci de commun que tout le monde a quelque chose à en dire). Autant vous le dire tout de suite : en 2003, ça va pulser grave ; ça va vous changer de la Fondation Saint-Simon.

   Reste à trouver un sponsor, et c'est avec un peu d'émotion que je me tourne vers vous, aimables réactionnaires classiques, nobles gardiens de la maison ancienne. En ce temps de Noël, réjouissez-vous, car l'éternel vous a suscité une postérité abondante. C'est sans doute avec un peu d'inquiétude que vous avez assisté à un afflux si massif sur vos côtes naguère paisibles ; d'autant que les précédentes occurrences du nouveau (nouveau roman, nouveaux philosophes) avaient de quoi susciter une suspicion légitime sur la qualité de cette immigration. Rassurez-vous : ils sont intelligents, travailleurs et au fait de vos coutumes ; ils sauront s'adapter. Nous saurons conserver le meilleur de votre tradition ; nous maintiendrons. Nous saurons, aussi, procéder aux ajustements indispensables à l'entrée dans le troisième millénaire.
    Détendez-vous, kids, on prend l'affaire en main ; vous apercevez le bout du tunnel. Je n'ai pas besoin de vous vanter nos intellectuels, vous les connaissez déjà un peu. Vous savez que vous disposez en Finkielkraut et Taguieff de recrues redoutables, capables de pulvériser n'importe quelle deuxième gauche, s'il s'en présente. Le cas des romanciers, j'en conviens, est plus épineux. Passons rapidement, si vous le voulez bien, sur la question des moeurs (drogue, partouzes). Vous en avez déjà assimilé bien d'autres, et qui ne valaient guère mieux. Mais qui peut, aujourd'hui, prévoir ce que pensera Maurice Dantec dans cinq ans ? Il semble en ce moment se nourrir de bons auteurs (Revel, de Maistre) ; mais le projet de fond reste une synthèse entre le catholicisme et Nietzsche. Projet impossible, et de ce fait inquiétant, car s'il peut avoir d'intéressants à-côtés (production de chefs-d'oeuvre), il n'offre aucune vraie garantie de fiabilité idéologique. Mon propre cas, je l'admets, et compte tenu des auteurs que j'aime à citer (Schopenhauer, Auguste Comte, Wittgenstein quand je suis de bonne humeur), est à peine moins problématique.

    Eh bien, comment dire ? Il vous faudra prendre sur vous. Couvrir d'un voile compatissant ou narquois les errances idéologiques ; faire un effort pour vous concentrer uniquement sur l'aspect littéraire des textes. Vous pouvez le faire ; vous l'avez déjà fait, votre passé glorieux en témoigne. Ne craignez rien ; je sens que vous êtes déjà en








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Philippe Muray, le nouveau maître à penser



   Quatre ans après la mort de Philippe Muray, Fabrice Luchini, en le lisant, l'a révélé au grand public. L'écrivain et polémiste, dont on publie les " Essais ", n'en finit plus de conquérir des adeptes.

   Quelques jours avant sa mort, le 2 mars 2006, nous étions quelques-uns à avoir reçu, par mail, la nouvelle redoutée « verdict cru : cancer du poumon » -, et il nous avait promis de tout tenter pour « reporter l'apocalypse à une date ultérieure ». Cette promesse-là, l'écrivain ne put la tenir longtemps. Il y a quatre ans, Philippe Muray disparaissait, à 60 ans. Ou plutôt mourait, car le verbe « disparaître » l'aurait fait rire, lui qui détestait l'euphémisation du réel.

   Qui aurait pu deviner alors la notoriété fulgurante que son oeuvre acquerrait en un temps si bref ? Après une saison de lecture par Fabrice Luchini au Théâtre de l'Atelier (elle se poursuit jusqu'en décembre), son nom est sur toutes les lèvres. Oublié, le paria des lettres que certains petits Jdanov blacklistaient dans les rédactions parisiennes. Oublié, l'écrivain « confidentiel » que d'aucuns caricaturaient en trouble fétiche pour réactionnaires honteux.

   Place à un Muray nouveau, porté en triomphe de « Libé » à « Valeurs actuelles ». Un Muray trop souvent réduit à quelques bons mots sur les dames patronnesses du PS, les bobos ou les enragés de la rando. Mais un Muray tout de même, dont la verve éblouissante s'offre désormais à qui saura la saisir.

    La réaction première du cercle murayien fut de se sentir dépossédé. Elle ne dura pas, car nous le savions tous : si l'auteur d'« Exorcismes spirituels » exécrait l'époque, il aimait la vie. Il aurait donc adoré voir tant de jeunes écrivains se réclamer désormais de lui avec ferveur - de Matthieu Jung à Bernard Quiriny, l'auteur des « Assoiffées » (Seuil). Il se serait follement amusé d'apprendre que Julien Clerc avait acheté tous ses livres, après être allé entendre Luchini.

  « C'est une nouvelle vie qui commence. C'est la fin de l'intime, c'est le début du mythe », constate Anne Sefrioui, la femme qui partagea sa vie durant trente ans. A cette éditrice d'art revient aujourd'hui la responsabilité de défendre une oeuvre dont une immense partie reste encore immergée.

   Car la déferlante Muray ne fait en réalité que commencer. Un monumental volume d'« Essais » paraît aux Belles Lettres, recueillant la quasi-totalité de ses textes pamphlétaires et littéraires parus entre 1991 et 2005. Et on annonce pour janvier, au Cerf, un recueil d'études consacrées à son oeuvre, à l'initiative de Maxence Caron, philosophe de 34 ans.

   Dans deux ou trois ans commencera surtout la parution de son Journal, tenu quotidiennement pendant vingt-cinq ans. « 300 pages au grand jour, 3000 sous le boisseau, c'est la bonne proportion dans les temps d'abjection, estimait l'écrivain. Un journal qui se respecte ne peut être que d'outre-tombe. »

    Aux préparatifs de ce coup de tonnerre, Anne Sefrioui s'est attelée avec Alexandre de Vitry, jeune normalien ayant consacré un DEA très érudit au « XIXe Siècle à travers les âges », le maître ouvrage de Muray paru en 1984. Quelques pipoles germanopratins en ont déjà des sueurs froides. Car Muray les a tous connus, fréquentés, rejetés au fil des années 1990, quand l'air devint réellement irrespirable à Paris pour l'homme intègre et supérieur qu'il était. « A truly decent man », ainsi qu'a pu le décrire Michel Desgranges, qui l'accueillera aux Belles Lettres en 1991 après qu'il eut brûlé tous ses vaisseaux.

   Pour saisir le parcours qui mena Muray au premier livre publié par Desgranges, « l'Empire du Bien », diagnostic crépusculaire sur le nihilisme festif contemporain qu'il ne cessera d'approfondir, il faut repartir d'un choix existentiel radical. Celui de ne pas devenir un transgressif salarié. « Délibérément, Philippe a choisi l'obscurité pour gagner sa liberté d'écrivain », commente Georges Liébert, l'éditeur et ami musicologue qui, des années plus tard, rééditera ses titres chez Gallimard dans la collection « Tel ».

    Plutôt que de se faire pensionner par une maison et de dépendre d'un milieu littéraire où, depuis la fin des avant-gardes, il ne voyait plus se pavaner que des « androïdes analphabètes », Muray écrit anonymement des milliers d'articles dans des feuilles de chou populaires et sert de nègre pour une centaine de polars. Cette décision garantit son indépendance, mais ne va pas sans cruauté : Muray, dont toute la vie peut se lire comme « un hommage à Balzac, et à lui seul », confie-t-il dans « Moderne contre moderne », a toujours considéré que cette charge avait nui à son travail de romancier.

    En 1993 intervint la rupture définitive avec Sollers qui avait publié son « Céline » en 1981, et « le XIXe Siècle à travers les âges ». Elle sera violente comme la fin d'une passion. Après la dissolution de « Tel Quel », le pacte faustien de celui-ci avec le « spectacle » avait déjà beaucoup dégradé leurs rapports. Il n'empêche : avec Sollers, Muray perdit un des seuls vrais interlocuteurs qu'il se soit jamais reconnu, assis sur un socle de civilisation très profond, comme le sien.

    Quatre ans plus tard, il rompt aussi avec l'équipe d'« Art Press », à la suite d'un numéro où Jean Baudrillard et Jean Clair étaient gravement pris à partie. Les années 1970 sont soldées sans retour, la fête est finie, place à Homo festivus. Muray change de frères d'armes et se lance dans l'aventure de « l'Atelier du roman », aux côtés de Lakis Proguidis, Milan Kundera, Benoît Duteurtre et François Taillandier.

    
Qui est Homo festivus ?

   Quiconque ouvrira ses « Essais », 1800 pages de satires géniales et de blasphèmes hilarants contre l'époque, se rendra compte qu'aucune maison soucieuse de ménager ses chèvres et ses choux n'aurait en effet pu publier la chose en l'état dans les années 1990. Toutes les vaches sacrées de l'époque s'y voient égorgées, tous les Tartuffe de la morale droits-de-l'hommiste, démasqués.

   Qui est Homo festivus, la figure du posthumain inventée par Muray dans le sillage nietzschéen ? Ce n'est pas seulement l'électeur de Delanoë qui circule à rollers, pas seulement le néo-colon du Club Med, ce fier antiraciste à bermuda, ou la féministe, qui trahit son « envie de pénal » en réclamant toujours plus de lois sur le harcèlement. Cette vulgate, désormais véhiculée par toutes sortes de « mal-pensants » médiatiques de la dernière heure, n'est pas à la mesure de l'oeuvre.

   Homo festivus, c'est plus profondément le refus du mal, du risque de la séduction, de la mort - entre autres résidus du monde historique. Homo festivus, c'est le désir d'autodestruction qui se déguise en rage de protection. C'est le parti antimétaphysique triomphant, contre lequel Muray joue la littérature et le catholicisme comme ferments d'incroyance. Homo festivus, c'est donc un peu tout le monde aujourd'hui. Or tout le monde n'est pas davantage prêt à rire de soi qu'hier. Le succès actuel de Muray oblige donc à conclure qu'une falsification est en cours.

    Aussi lucide que son compagnon l'était, Anne Sefrioui le constate : « L'époque s'est droitisée. L'oeuvre de Philippe semble moins sulfureuse. » Lue avec le degré de profondeur requis, celle-ci est pourtant difficilement récupérable. Surtout par une intelligentsia officielle qui, de droite comme de gauche, main dans la main depuis la chute du Mur, n'existe que de rejeter avec emphase un totalitarisme communiste de longue date englouti, et une terreur islamiste, que tout individu sain d'esprit s'accorde à trouver infecte.

    Admirateur de son oeuvre, l'historien des idées Philippe Raynaud ne s'y trompe pas : tout à fait en dehors du mainstream progressiste, « Muray est un antimoderne, pas un réactionnaire, ni même un conservateur ». Qu'y aurait-il d'ailleurs encore à « conserver » pour un penseur qui jusqu'au bout adhéra avec une étonnante radicalité à l'idée de « fin de l'Histoire » ?

    Le 11-Septembre lui-même n'apparaîtra pas à l'auteur de « Chers Djihadistes... » comme un redémarrage de l'Histoire, pas plus que les gesticulations sanglantes qui s'ensuivirent en Irak - on en trouve la confirmation dans le grand entretien inédit de 2003 qu'Elisabeth Lévy vient de publier dans la revue « Causeur ».

    Souvent Muray nous manque. Son oeil bleu perçant, derrière les volutes de cigarillo, son extrême courtoisie, sa singularité féroce. On entend aux informations qu'Air France a créé des places antipédophiles pour les bambins en transhumance. On voit la « Love Parade » s'achever pour de bon en carnaval macabre, ou Ségolène Royal dénoncer avec un sérieux papal la pénibilité du travail induite par « le cancer des testicules chez les agriculteurs », et on se dit que sans lui tout ça n'a pas le même sens, pas le même poids, pas le même sel.

    Qu'aurait-il écrit concernant l'invraisemblable cirque sarkozyen en tournée continue depuis 2007 ? Sollers regrette de ne pas le savoir, et nous davantage encore. Personne n'avait autant que Muray la capacité de faire surgir les angles morts, de créer des rapprochements inouïs. Son style fonctionnait comme une canonnade étincelante, un rail de nitroglycérine spirituelle, un grand fou rire libérateur. Avec ce solitaire-là, on n'était plus jamais seul. « Et sa mort n'y change rien », ainsi que Baudrillard l'avait écrit en 2006 dans ces mêmes colonnes.

   (Aude Lancelin, le 30-09-2010).