Elizabeth  LEVY

 

 

         TEMOIGNAGES                                                              

 

 

     Le débat entre François Fillon et Élisabeth Lévy sur BFM-TV, ce fut le remake de " Dupont Lajoie ". Un débat qui dit l'époque.



   On ne met plus en scène dans un film les repliés et apeurés, au bout du compte victimes d'eux-mêmes, pour en montrer tout à la fois le tragique et le pathétique, on les invite à la télévision pour en débattre.

  Comment mater les immigrés, donc les arabes, donc les musulmans qui font si peur ?

  Un débat entre gens de droite et d'extrême droite

   En quarante ans, les vecteurs du discours xénophobe ont changé d'apparence. Ils ne sont plus patron et patronne de bistrot, ils ne sont plus incarnés par Carmet, Tornade, Lanoux ou Ginette Garcin, ils sont aussi, entre autres, ancien Premier ministre et polémiste anti-politiquement correct.

  Le beauf porteur de xénophobie filmé par Yves Boisset s'est embourgeoisé. On l'invite à la télévision, pour parler des autres, des étrangers, de ceux qui sont souvent Français, oui, mais pas des Français comme les autres. Les immigrés. Les Arabes. Les musulmans. Les body snatchers de l'islam.

   Adepte de fait de la théorie du grand remplacement, Élisabeth Lévy avait accepté d'assurer le très petit remplacement d'Éric Zemmour dans l'émission politique de BFM-TV présentée par Apolline de Malherbe, qui fut, comme il était prévisible, débordée par le tsunami Lévy.

  Débat intéressant à suivre, pour ce qu'il dit, en son principe, du degré de tolérance à l'égard d'idées que l'on aurait jamais autorisées d'exposer avec complaisance dans la télévision dans les années 1980.

   En 2014, à la télévision, on estime désormais logique, normal et naturel d'organiser un débat entre gens de droite et d'extrême droite, hostiles à l'immigration, porteuse de tous les maux à leurs yeux, qui jugent qu'il faut stopper les flux migratoires et dissertent sur le degré de francité qu'il faut imposer à certains de leur compatriotes, dont la culture leur déplaît, au nom d'une identité nationale dont ils détiennent la seule vérité.

   C'est à ce genre de nouveautés que l'on mesure que la gauche a perdu son Gramsci en route, et la bataille des idées avec.

  Elle a fait plier Fillon en 4 temps

   Débat instructif, aussi, parce qu'il a permis de constater la même logique que celle qui a conduit Nicolas Sarkozy à annoncer qu'il faut abroger la loi instaurant le mariage entre personnes de même sexe.

   Sur tous les sujets de société, les dirigeants de la droite dite " républicaine " se laissent prendre en otage par une base politique bénéficiant d'une représentation médiatique disproportionnée, donc dé-réalisante.

   Cyniques, il subissent, acceptent et amplifient, en la relayant, cette convergence des réactionnaires de tous poils qui finissent par s'agglomérer et se constituent, au fil du temps, en " Tea party " à la française.

   Face à Élisabeth Lévy, François Fillon a cédé sur tout, ou presque, de la même façon que Nicolas Sarkozy face à Sens commun, émanation de la Manif pour tous à l'UMP.

  Pour faire plier Fillon et l'amener sur sa ligne, Élisabeth Lévy s'y est prise en quatre temps.

  1. L'immigration, c'est par nature dangereux

  " L'immigration n'est pas seulement une chance, n'est pas seulement un enrichissement, la coexistence n'est pas en soit un jardin de roses ", décrète d'entrée la polémiste reprenant le cas, évoqué par Fillon auparavant, de " trois retraitées de Sarcelles qui ne se sentent plus chez elles, et elles ont une terreur de l'école du coin, qui leur pourrit l'existence ".

  Force de la télévision, média du sentiment, les trois retraitées de Sarcelles deviennent l'exemple emblématique des maux français causés par l'immigration. Trois retraitées, et voilà 100% de la France qui a peur. Plus fort que Roger Gicquel en 1976.

  Et comme Lévy sait tout, voit tout, elle connait déjà les coupables, qui sont ces " enfants de gens qui sont arrivés il y a trente ou quarante ans et qui juridiquement sont Français. Il y a un problème d'intégration, il ne suffit pas d'un passeport ".

  Fillon reprend le couplet, dit qu'on a laissé le communautarisme s'installer, " au lieu de travailler à une intégration ", et que tout cela a abouti, " à ce qu'à un moment donné, il y a une communauté plus nombreuse que les autres, qui donne le sentiment d'imposer sa loi ".

  2. L'immigration fabrique des Français qui sont de faux Français

   Forte de son premier succès, Lévy enchaîne. Non seulement l'immigration c'est dangereux, mais en plus ces immigrés deviennent Français alors qu'ils ne le méritent pas. Et elle s'empresse, entre confusion et fébrilité, de délivrer le message : " Il y a un problème avec lequel qui est comment on fabrique des Français. " (en Lévy dans le texte)

  Et, en vrac, Lévy poursuit, de manière confuse et agitée :

  " On a publié dans le dernier numéro de ' Causeur ' une interview de Maxime Tandonnet qui était conseiller à l'immigration de Nicolas Sarkozy (...), il parle de l'impuissance, tout simplement, de l’État (...). En réalité, Schengen n'existe plus... C'est un serpent de mer, les quotas, l'immigration que l'on choisit (...). Vous et Sarkozy ne l'avez pas fait (...). Vous parlez de la justice européenne, je me demande si le Conseil constitutionnel et le conseil d’État ne sont pas aussi des empêchements. "

nnFillon est d'abord un peu gêné : " Vous ne pouvez pas supprimer la justice européenne, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ". Mais sur le fond, il fait sienne l'argumentation de Lévy, les méchants juges européens multiculturalistes sont des ennemis de l'identité nationale :

  " On a des blocages juridiques, constitutionnels (...). On a une difficulté avec la Cour européenne des droits de l'homme (...) On a un problème avec les juges qui s'appuient sur la convention européenne des droits de l'homme pour prendre des décisions qui sont des décisions contraires à l'intérêt national. Ils veulent par exemple imposer des syndicats dans les amées (...), la gestation pour autrui (...), l'impossibilité de mettre en place des quotas à cause de l'immigration familiale (...). Je propose de lutter avec les autres pays contre le gouvernement des juges européens. Si on ne peut pas, je propose que l'on se retire de la Convention européenne et qu'on y ré-adhère avec des réserves. "

   3. L'UMP dit la même chose que le FN

   Et Lévy, continue, portée par les capitulations de Fillon : " Qu'est-ce qui vous distingue des solutions préconisées par le FN (...) ? ", en précisant bien que ce n'est pas une injure dans sa question ? " Fillon, encore gêné : " Je ne me prononce pas par rapport au Front national ".

   Mais Lévy persiste, on a fabriqué de mauvais Français parce que le gouvernement Fillon, sous Sarkozy, s'est montré timide :

   " Vous n'avez jamais mis en place cette loi qui était supposée demander dans le cas du regroupement familial, comme l'on fait les Allemands d'ailleurs, pour que les gens soient obligés d'apprendre le français... "

   Le propos est à peine compréhensible, mais permet de noter le cocasse de la situation : Élisabeth Lévy demande que les futurs naturalisés maîtrisent le français alors qu'elle même éprouve quelques difficultés à exprimer une pensée clairement compréhensible.

   À ce moment là, Apolline de Malherbe se réveille, et interpelle Fillon : " Un certain nombre de vos propositions sont les les mêmes que celle du FN, ça ne vous dérange pas ? " Mais Elisabeth Lévy vient au secours de Fillon : " Moi, je ne le disais pas comme une insulte ! "

  Fillon sauvé, la polémiste de " Causeur " enchaîne sur le couplet " On ne peut parler des immigrés et des maux qu'ils causent, c'est la faute aux médias ". Cela donne :

  " Je me demande si les médias n'exercent pas un effet d'intimidation sur les politiques. Il y a une musique qui fait que il y a certains thèmes, vous êtes immédiatement traité de réac... "

   Habile transition qui la mène au temps suivant.

  4. Le danger, ce sont les musulmans, des Français pas comme les autres

  Et Lévy, encore :

   " Les gens, les Français, voient quand même pour une partie d'entre eux les problèmes, qui sont liés, qui sont posés par des Français (...). Donner la nationalité automatiquement, ne me semble pas... Pour les gens qui sont Français... C'est ce que dit Zemmour, c'est l'adoption subreptice, sans qu'on l'ait demandé aux Français, du modèle américain, hollandais, du modèle multiculturaliste (...) L'égalité qui se traduit par l'égalité de toutes les cultures (...) Ça suffit pas Liberté Égalité, Fraternité, sinon on a 6 millions de Français potentiels ! "

  Et Lévy d'interpeller Fillon sur l'invasion qu'elle dénonce : " Qu'est-ce qui faut laisser à la porte en France ? Qu'est ce qu'on demande aux nouveaux arrivants ? Qui s'adapte à qui ? Et là, c'est la question de l'islam... " L'islam et les musulmans, nous y voilà enfin ! L'obsession Lévy au pinacle.

  À cela, Fillon répond (après un contresens historique sur 1793 et la religion catholique, mais passons) comme s'il s'agissait d'un message codé, comme s'il fallait suggérer, mais ne pas formaliser :

   " Je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas exiger la même chose de l'islam... Il y a des lignes rouges... La ligne rouge, c'est l'égalité homme femme... Vous voyez ce que je veux dire... "

  Et Lévy de répondre, l'air complice, la mine réjouie de celle qui a mené Fillon par le bout du nez depuis le début de l'entretien : " Oui, je vois... " Et nous, téléspectateurs, de contempler le naufrage républicain Fillon. Et de saluer la force d'Élisabeth Lévy, qui, en vingt minutes, dévisse le socle 1789, le foule aux pieds, et transforme la République en objet identitaire culturel oppresseur.

   Un apartheid identitaire soft dans la France de 2014

   À ce moment du débat, Lévy jette le masque, niant ou ignorant que " Liberté, Égalité, Fraternité ", c'est la devise d'une République qui n'offre que des droits, égaux pour tous, des droits déconnectés de toute origines, identités, valeurs, religions et cultures. Et c'est bien cette conception qui permet d'écrire que :

   " Les droits de l'homme ne forment pas une politique, ils doivent réguler une politique, ils constituent une limite, une vigilance, un cran d'arrêt. Et s'ils le peuvent, c'est précisément parce qu'ils sont abstraits, vides d'une certaine façon, qu'ils ne définissent aucun homme en particulier, que l'homme des droits de l'homme n'existe pas. "

  L'homme des droits de l'homme a le droit d'être immigré, fils d'immigré, petit-fils d'immigré, musulman et Français. Mais cela, Élisabeth Lévy lui refuse. Par principe, celui-là doit être jaugé, jugé, assigné à résidence identitaire, et rejeté s'il déplaît. Élisabeth Lévy n'était pas venu débattre, elle était venue nourrir son procès culturel contre les musulmans.

  Au bout du compte, l'échange Fillon/Lévy s'est achevé, comme il était prévu et prévisible, la polémiste posant la question qui valait accusation, rejet, mépris pour des millions de Français : " Comment vous faites pour acculturer l'islam ? "

   Le débat sur l'immigration n'était pour elle qu'un alibi, le prétexte pour plaider en faveur d'un apartheid identitaire soft dans la France de 2014. Et comment faire, aussi, pour acculturer Élisabeth Lévy et ses semblables à la République ?

 (Sur le web : BFM Politique : François Fillon face à Élisabeth Lévy - 16/11/2014, Bruno Roger-Petit).

 

 

 

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Elisabeth Lévy, causeuse de troubles


 
A la tête du magazine " Causeur ", la polémiste pourfend le politiquement correct. Et ne craint pas de rire avec les extrêmes


  L'avantage de dresser le portrait d'une fille qui raconte son époque, une époque qui adore les romans à clés et l'autofiction, c'est qu'on peut se passer de la décrire. A peine besoin de raconter ses yeux ronds comme des billes et ses airs de Betty Boop sous les cheveux bouclés, sa voix de rogomme, fumeuse et bonne vivante, ou ses accents de Madame Sans-Gêne : les romanciers ont fait ça avant vous. Elisabeth Lévy, directrice de la rédaction du nouveau mensuel d'idées Causeur, polémiste à la mode sur tous les fronts (de la laïcité à la filiation en passant par la prostitution) et " antipolitiquement correcte " de profession, est, à 49 ans, un personnage si installé qu'on la croise au détour de tas d'essais, de journaux intimes et même de fictions.

  Chez le romancier François Taillandier, elle est une " journaliste en vue " qui rit beaucoup, y compris à ses propres bons mots (Il n'y a personne dans les tombes, Stock, 2007). Le directeur de la rédaction de Marianne, Joseph Macé-Scaron, l'a croquée en Sarah Berg, rédactrice un brin sarkozyste avec " des leçons plein la bouche, et des livres plein les mains " (Ticket d'entrée, Grasset, 2011). Chez l'écrivain Christian Authier, elle s'appelle Isabelle Laval. " Journaliste multicarte " au "débit de mitraillette ponctué de reniflements [...], recyclée dans une sorte de positionnement non conformiste qui commençait à séduire à l'heure de la " fin des idéologies " (Une belle époque, Stock, 2008). Une référence implicite à " l'esprit des années trente " ?

   " Ardente, vive, agitée, batailleuse, éprise de controverse, susceptible et charmante ", préfère feu l'essayiste Philippe Muray dans Festivus festivus (Fayard), un livre d'entretiens réalisés avec la journaliste, en 2005. Ce fut son grand maître, celui dont elle buvait les paroles, à une table du Sélect, boulevard du Montparnasse.
  Chez Renaud Camus, l'écrivain qui a appelé à voter Marine Le Pen et qui tient chaque jour son journal (l'année 2009 est dédicacée à Elisabeth Lévy), on apprend que l'infatigable polémiste passe des vacances familiales chez les Finkielkraut (les " Fink ", comme elle dit), dans le Luberon. Ne manquent, en somme, que ses mensurations. " 1,54 m pour 47 kilos ", dévoilait en 2002 la bande-annonce d'un des premiers numéros de " Culture et dépendances ", sur France 3, où Elisabeth tenait pour la première fois dans les médias le rôle de la " chroniqueuse cruelle et méchante " - dixit Franz-Olivier Giesbert, son hôte de l'époque.

   On la retrouve dans un resto italien, le jour où sort en kiosques le huitième numéro de Causeur, une revue vendue à 10 000 exemplaires volontiers réactionnaire et ouverte aux infréquentables jusque dans son capital. " Je vous plains, d'avoir à faire mon portrait. En venant, j'ai réalisé que je n'avais pas le moindre cadavre à planquer dans mes placards. La honte : rien à cacher, rien à montrer... " Elle vient de connaître un petit scandale et un gros chagrin. Sa pétition " Touche pas à ma pute ", dont elle est à l'initiative avec Frédéric Beigbeder et signée par " 343 salauds " à la veille du débat sur la pénalisation des clients de prostituées à l'Assemblée nationale, lui a valu des volées de bois vert et l'a fâchée avec plusieurs amis qui se sont estimés abusés, comme le romancier François Taillandier ou l'éditeur Claude Durand. " Bon, je conviens que ce n'était pas d'une distinction maximale, mais j'ignorais que tant de gens fussent si chatouilleux sur la distinction. Dans le genre Salon du camion, on entend bien pire tous les jours à la télé et à la radio, non ? "


  Quelques semaines auparavant, la patronne de Causeur a perdu son meilleur ami, celui qui lui fit découvrir l'amour vibrant de la Nation et le catéchisme républicain : Philippe Cohen, l'un des fondateurs de Marianne. Il était le copain journaleux, tombé tout petit dans le trotskisme et la politique, le complice de tous les mauvais coups portés aux " bien-pensants ". Comme ils avaient ri, en 2003, quand La Face cachée du Monde (Fayard), coécrit par Philippe Cohen et Pierre Péan, avait semé la panique dans l'auguste institution. Philippe, c'était l'un de ses derniers camarades issus de la gauche. Sa mort fut comme un symbole. Désormais, dans les rangs politiques, les amis de la patronne de Causeur se nomment " Paulo ", alias Paul-Marie Coûteaux, aujourd'hui chargé de débaucher des gaullistes pour le Front national, ou Philippe Martel, le tout nouveau chef de cabinet de Marine Le Pen, tous deux têtes de liste FN aux prochaines municipales à Paris.

   " Je ne suis pas en porcelaine chinoise ", rassure l'intéressée, qui a beaucoup pleuré. Elle en a vu tant d'autres ! Le " débarquage " de Marianne, où Jean-François Kahn l'accusait " d'hystériser " la rédaction, en 1998. La suspension, en 2006, de son émission consacrée aux médias sur France Culture. Le décès fulgurant, surtout, il y a sept ans, de son cher Philippe Muray, ce désenchanté qui n'en finissait pas de vomir la modernité et a " changé la vision du monde d'Elisabeth ", assurent les intimes. " Il avait été emporté par l'énergie vitale d'Elisabeth, sa manière directe et simple d'entrer dans la vie des gens, se souvient Marcel Gauchet, le directeur de la revue Le Débat, qui a lancé la jeune journaliste en publiant, en 2000, un article où elle contestait le nombre de morts causés par les Serbes au Kosovo. Elle s'est battue pour faire connaître Philippe Muray " avant que Fabrice Luchini ne le consacre post mortem sur les planches de l'Atelier.

  Ce qui compte, ce sont les idées. " Dans Illusions perdues, de Balzac, elle serait forcément au cénacle d'Arthez ", avance le romancier Jérôme Leroy, communiste feuilletoniste au très droitier Valeurs actuelles qui collabore aussi à Causeur. Ses premiers reportages pour Jeune Afrique ou Le Nouveau Quotidien, une sorte de « Libé suisse " aujourd'hui disparu, lui ont laissé un souvenir amusé mais sans regret : " Au Liberia, je devais raconter une guerre à laquelle je ne comprenais rien, je voyais des gens avec des perruques roses et des ustensiles culinaires se haïr, se battre, tuer, mourir, et je n'avais pas la moindre idée du sens de tout ça ", se souvient-elle. Rien n'est plus étranger non plus à cette spécialiste des longs entretiens fouillés avec des intellectuels, qu'elle livre notamment au Point, que ce fact checking (vérification des faits) venu du monde anglo-saxon. Son journalisme à elle, c'est celui d'opinion, né à la fin du xixe siècle avec Zola et l'affaire Dreyfus, pas l'investigation. Elle déteste autant les procès-verbaux qu'elle soigne langue, style et ponctuation.


  Son terrain d'investigation, c'est le Paris des avis tranchés, où elle multiplie antennes et entrées. " Elisabeth s'est imposée comme une chroniqueuse d'idées, décodant les camps, les rites et les dessous des bagarres intellectuelles de la capitale ", dit Jean-François Colosimo, un ancien des Editions de la Table ronde, qui édita en 2002 son essai sur Les Maîtres censeurs.    " Tu as vu qu'untel attaque machin ? ", " Tu peux croire que les socialistes sont favorables au trucmuche "... Yeux rivés sur les journaux et sur la Toile, oreille vissée à son portable, Elisabeth Lévy est une agitée qui ne connaît pas la quiétude. " C'est la troisième fois que tu me téléphones aujourd'hui. Si Balzac t'avait connue, il n'aurait jamais écrit " La Comédie humaine " ! ", s'écriait parfois Philippe Muray derrière son bureau.

   L'important, c'est la bagarre. La joute, la castagne. " Viens le dire si t'es un homme ", propose une des rubriques de Causeur. Elisabeth Lévy raffole des assemblées viriles, des dîners enfumés et arrosés qui ressemblent à des " Droit de réponse " de Michel Polac exhumés des archives de l'INA. Elle parle fort, très fort, souvent près, trop près. " Ce n'est pas anodin, ce volume sonore, ça veut dire quelque chose ", soupire Pascale Clark, qui pense à peu près tout l'inverse d'elle et s'en était séparée, en 2004, après quelques vifs échanges, en direct, dans " On refait le monde ", sur RTL. Elisabeth Lévy enrobe ses flèches d'une politesse très vieille France (" Permettez-moi, mon cher... "), mais a réponse à tout, s'installant dans la posture avantageuse du minoritaire éternellement bâillonné. Pour le disqualifier, elle assigne toujours son interlocuteur dans un camp.


   D'où lui vient cette agilité ? Cette façon d'occuper l'espace, cette voix qui envahit les salles (elle sait parler sans micro) et les postes de radio ? C'est autour de la table familiale, il y a trente-cinq ans, que tout peut-être s'est joué. Dans une salle à manger de la banlieue parisienne, à Epinay-sur-Seine, au nord de la capitale. Au creux des années 1950, le couple Lévy, père médecin généraliste, mère pharmacienne, séfarades d'Algérie installés au Maroc, ont emménagé dans un petit appartement au coeur d'une cité tranquille, où grandiront leurs trois enfants. Lui est religieux d'assez stricte observance, porte aujourd'hui encore barbe et chapeau, et impose à la famille shabbat et cuisine casher. Elisabeth, la cadette, a mauvais caractère et ne cesse de contredire son père. " A l'évidence, une figure importante. Il l'a emmerdée mais il l'a formée ", croit savoir Paul-Marie Coûteaux. " J'étais souvent opposée à lui dans la conversation, répond seulement Elisabeth Lévy. Avec mon père, j'ai appris très tôt l'adversité, ce que j'appelle aujourd'hui le désaccord civilisé. Même si je suis parfois une colérique - à tort - je suis une raisonneuse. "

    A la table des Lévy, on pratique le pilpoul, cet usage hérité de l'étude talmudique devenue au fil des siècles un jeu et une gymnastique d'esprit. Et si ceci, mais si au contraire, et à supposer que, pourquoi alors ne pas dire... " Il fallait répondre à chaque question, indépendamment du sens ultime, ça m'amusait beaucoup, raconte aujourd'hui la journaliste. Accessoirement, ça permet le dialogue entre croyants et incroyants. " M. Lévy pousse sa cadette dans ses retranchements, pare la rébellion, mais autorise l'impertinence, pourvu qu'on y mette les formes. Comment ne pas songer à ces parties de ping-pong rhétorique en écoutant, sur RCJ, la Radio de la communauté juive, cet " Esprit de l'escalier ", où elle débat, le dimanche, avec Alain Finkielkraut ? Comment ne pas y songer en parcourant les mails longs comme le bras échangés, en mai, avec Edwy Plenel ? Sujet de la polémique, un entretien espéré du patron de Médiapart sur le journalisme et l'affaire Cahuzac. Lui (qui l'a depuis longtemps dans le collimateur) : " Votre virulence témoigne d'une passion qui m'intrigue et m'inquiète. " Elle (lorsque le refus paraît définitif) : " Permettez-moi de vous faire remarquer que vous charriez grave ! [...] On a tort de dire que vous n'avez pas d'humour : vous êtes très amusant. "


    Longtemps, Elisabeth Lévy a voté " sagement " socialiste. Comme ses parents, " sans réfléchir, pour être dans le parti des gentils ", dit-elle. La première fois, c'était en 1974, à Epinay, trois ans après le fameux congrès du PS : " J'avais 10 ans et j'ai appuyé sur le bouton Mitterrand pour mes parents. On avait eu les premières machines à voter. " En 1988, pour son épreuve du feu, elle rejoue la même scène : le poing et la rose, encore, sur le bulletin. Elle vient de rater l'ENA, après trois ans passés à Sciences Po, où elle a découvert, comme tant de banlieusards et de provinciaux, une « planète étrangère " dont elle ne possède pas encore les codes : des étudiants qui rentrent déjeuner chez eux boulevard Saint-Germain, " des gens avec des maisons de campagne, des cousins dans les cabinets ministériels et des noms de famille qu'on lisait dans Le Monde ». De la Rue Saint-Guillaume, elle sort avec un diplôme mais avec les mêmes idées qu'en y entrant. Pour dire : elle fait même un passage à Globe, le journal de BHL, temple de l'antiracisme et du mitterrandisme militants.

   Je dis souvent que tant que je ne pensais pas, je votais à gauche : c'est une blague, mais pas seulement. J'aurais voté oui au traité de Maastricht, si je ne m'étais pas trouvée en Suisse à ce moment-là. C'est avec Philippe Cohen et la Fondation Marc Bloch que j'ai commencé à comprendre qu'on n'était pas obligé de penser comme les confrères. Aujourd'hui, ma seule identité politique, c'est d'être pas-de-gauche. " Bien avant que les ouvrages de Marcel Gauchet, d'Emmanuel Todd, d'Alain Finkielkraut ou d'Elie Barnavi ne peuplent la vaste bibliothèque de la journaliste, quelque part dans le Marais, au coeur de Paris, bien avant que ses crevettes au curcuma ou un simple plat de pâtes ne réunissent Régis Debray et Philippe Muray à la même table, il y eut les conversations et les sandwiches partagés avec Philippe Cohen, première de ces ombres tutélaires qui peuplent la vie et les soirées d'Elisabeth Lévy. " Il l'a révélée idéologiquement à elle-même ", estime Jean-François Kahn.

   Nous sommes en avril 1997. " JFK " vient de lancer Marianne, un hebdomadaire " intello-populaire " qui veut battre la " pensée unique ", comme on dit à l'époque pour parler du " politiquement correct " d'aujourd'hui. " Lisez les confrères, faites le contraire ", répète Kahn à sa petite troupe de rédacteurs. Parmi eux, Elisabeth Lévy, que Philippe Cohen a embarquée dans l'aventure du journal mais aussi dans celle de la future Fondation Marc-Bloch, un club de réflexion qui veut ébranler le monopole de la Fondation Saint-Simon. Scepticisme européen, dépassement du clivage droite-gauche... La jeune élève fait sien le nouveau corpus des souverainistes et dépasse très vite son maître. " Le zèle infusé hérité de son père, celui du prophète qui est là pour terrasser les idoles et déjouer les mensonges, elle le fait sien ", décrypte Jean-François Colosimo. Elle s'indigne des " lynchages médiatiques " opérés par les " chevaliers du Bien ", cite Nietzsche pour dénoncer la " moraline " ambiante, convoque Voltaire pour justifier le débat avec ceux que l'élite intellectuelle déclare infréquentables, se frappe le front devant la cécité de la gauche face au " réel ". Ensemble, Philippe et Elisabeth pouffent de rire devant ces " Jean Moulin de pacotille " qui, à chaque élection, inventent, selon eux, un nouveau péril brun.

   Rire : c'est une des clés du succès d'Elisabeth Lévy. A la télé, dans les émissions de débats où on l'invite volontiers, on ne voit guère la polémiste que la bouche tordue, le sourcil froncé, le poing prêt à taper sur la table du studio. Dans la vie, Elisabeth Lévy est gaie, virevoltante et drôle, très drôle. Il faut les voir, tous ces messieurs, pères spirituels devenus confidents, parler les uns après les autres du " coup de foudre d'amitié " qui les a unis à Elisabeth. Les entendre évoquer l'oeil brillant son " courage ", sa " fidélité ", sa " force de travail ", son art de " mettre leur pensée en mots sans jamais la déformer ", sa " grande liberté " et toujours, donc, son esprit sans pareil... Notre époque a inventé " le sourire à visage humain de Ségolène Royal ", écrivait Philippe Muray. Et si l'époque avait aussi inventé l'humour d'Elisabeth Lévy ?

   21 avril 2002, QG de Jean-Pierre Chevènement, rue de Paradis, dans le 10e arrondissement de Paris. S'il fallait trouver une autre scène originelle, après la table familiale d'Epinay, ce serait sans doute ici. L'ancien ministre de l'intérieur s'est présenté à l'élection présidentielle face à Lionel Jospin et rêve, dit-il, de faire " turbuler " le système. Il réunit pour la première fois un " pôle républicain ". Son comité de soutien est le plus parisien et le plus intello qu'un candidat ait jamais connu. Pour le " Che ", Elisabeth Lévy a réuni, sous le titre de Contes de campagne (Mille et une nuits), des textes inédits de Max Gallo, Jean Dutourd, Edmonde Charles-Roux, Dominique Jamet, mais aussi Michel Houellebecq et même Philippe Muray. " Il n'avait donné à Elisabeth qu'un petit poème mais c'était un exploit : mon mari n'a jamais signé de pétition de sa vie ", salue l'éditrice Anne Sefrioui.

   C'est alors que l'inimaginable se produit. Ce que les amis d'Elisabeth Lévy avaient d'abord conçu comme un bras d'honneur un brin potache se transforme en coup de tonnerre : Lionel Jospin est exclu du second tour de la présidentielle. Pionniers du Parti socialiste, figures de la nuit ralliées par esthétisme, ex-pasquaïens venus rejoindre leurs frères républicains de l'autre rive, royalistes de l'Action française et jeunes " bernanosiens " imberbes, animateurs de Radio Courtoisie et fêtards de Jalons, ce " groupe d'intervention culturelle " né dans les années 1980 et connu pour ses pastiches de journaux... Quand, à 20 heures, elle comprend ce qui se joue, l'assemblée hétéroclite se fige d'un coup en une forêt de spectres. Que faire ? S'abstenir ? Appeler à voter Jacques Chirac ? Ce soir-là, raconte François Taillandier dans sa suite romanesque, Elisabeth Lévy trouve la parade en quelques coupes de champagne : « Une journaliste en vue répétait à tout le monde : " L'antifascisme ne passera pas ", slogan qu'elle venait d'inventer. " La formule, aussi ironique qu'ambiguë, devient le titre de la tribune publiée le surlendemain dans Le Figaro, et signée Elisabeth Lévy, qui, le 6 mai, n'ira pas voter. Une pirouette, toujours et encore.

   Onze ans après, on retrouve le même humour caustique, les mêmes ricanements et un sens de l'absurde identique dans Causeur, financé à 44 % par Gérald Penciolelli, ex-repreneur de Minute, une figure de l'extrême droite francaise. " Un ami riche " présenté par deux actionnaires fondateurs et collaborateurs du journal, deux piliers de Jalons : Basile de Koch, l'ex-plume de Charles Pasqua, marié à Frigide Barjot, et Marc Cohen, l'ancien communiste de L'Idiot international. Dans son " chaudron de sorcière ", Elisabeth Lévy touille interviews de Philippe Martel et entretiens d'Elisabeth Badinter, pubs pour Valeurs actuelles et articles d'Alain Finkielkraut. Dans le numéro de décembre, l'un d'eux mérite attention. " Fink " qui n'a pas signé le manifeste des " 343 salauds " s'inquiète du règne de la farce permanente qui saisit la société. " Un monde qui fait blague de tout ", écrit-il en citant Péguy, un monde qui pense que rien n'est grave, est un monde " vide " et " barbare ". Avis à la directrice de Causeur.

  (M le magazine du Monde, 12.12.2013 Par Ariane Chemin).