On a tout essayé pour faire durer l’illusion de l’art.
L’œuvre, l’absence d’œuvre, l’œuvre comme vie, la vie comme œuvre,
l’œuvre sans public, le public sans œuvre, l’œuvre irrespectueuse (si
irrespectueuse qu’elle n’est respectueuse que de l’irrespect), l’œuvre
provocante, l’œuvre dérangeante. On a essayé l’intimidation, l’outrage,
l’injure, la dérision, l’humiliation, la péroraison. En fin de compte,
on le voit bien, il n’y a qu’une seule chose qui marche encore, c’est le
chantage. L’art de la modernité en coma dépassé y fait entendre sa voix
la plus irréfutable, en même temps qu’il s’enveloppe d’une sorte de
sacré qui interdit absolument de s’interroger.
Il y a peu, les amusants responsables du musée d’art moderne de la ville
de Paris résolurent d’acquérir une œuvre de l’artiste belge Marcel
Broodthaers. Cette œuvre « met en scène », paraît-il, un perroquet. Pas
un perroquet mort et empaillé, non, un beau perroquet vivant avec ses
plumes aux couleurs multiples et son gros bec dur recourbé. Un perroquet,
donc, destiné comme tout le monde, hélas, à mourir un jour. Une œuvre
périssable en quelque sorte. Et même une œuvre de la nature. Un oiseau.
De la famille des psitaccidés. Comme on en trouve généralement dans les
régions tropicales. Ou, plus simplement, sur le quai de la Mégisserie.
Ou chez des particuliers, dans des cages. Un de ces volatiles
divertissants qu’on appelle d’ordinaire Coco et auxquels il arrive
d’imiter le langage humain avec des voix de clowns enrhumés.
Flanqué de deux palmiers et accompagné d’un magnétophone répétant en
boucle un poème qui dit « Moi je dis, moi je dis » sans fin, Coco est
donc une œuvre d’art. Au même titre qu’un croquis de Michel-Ange. Le
bonheur d’être art, de nos jours, est simple comme deux palmiers et un
magnétophone. L’ours du Jardin de plantes, les lions de la savane et
l’orang-outang de Bornéo en sont verts de jalousie : ils aspirent au
magnétophone et aux palmiers en pot de la modernité. L’écureuil qui
tourne sa roue attend aussi son Broodthaers. Et la grenouille dans son
bocal avec sa petite échelle. Et les chiens de faïence, et les chiennes
de garde. Et encore tant d’autres bestioles de compagnie comme les
canaris et les crocodiles. D’autant que, ainsi artistifié, Coco a vu sa
côte s’envoler : le musée d’Art moderne de la Ville de Paris l’a acquis
pour la somme d’un million trois cent soixante-dix-sept mille de nos
francs de l’année dernière. Et c’est là que les problèmes commencent.
Ainsi que le chantage. Au-delà de quatre cent quatre-vingt-onze mille
neuf cent soixante-sept francs (toujours de l’année dernière), les
achats du musée d’Art moderne de la Ville de Paris doivent en effet être
soumis pour approbation au Conseil de Paris. Où certains élus se sont
tout de même émus. Et ont posé quelques timides questions. Du genre :
est-il bien sage d’attribuer le statut d’œuvre d’art à un animal vivant
et mortel, si plaisant soit-il ? Ou encore un million trois cent
soixante-dix-sept mille de nos francs de l’année dernière pour l’achat
d’un oiseau, même flanqué de deux palmiers, est-ce bien raisonnable ? Et
aussi : une « œuvre » à laquelle il faut apporter tous les jours à
manger et à boire peut-elle être considérée comme œuvre d’art au même
titre que La Joconde ou La Vénus de Milo ? Et que dire de la nécessité
de renouveler chaque soir le sable de sa cage ? Est-ce qu’on change le
sable du Sacre de David ou des Noces de Cana de Véronèse ? Même pas
celui des innombrables plages de Monet. Où pourtant il y a du sable. Du
vrai. Peint.
Autant d’interrogations dangereuses, comme on voit, et tout à fait
en désaccord avec la modernité moderne qui exige comme première
condition, pour ne pas se fâcher, qu’on ne la discute pas. C’est
d’ailleurs par là que Christophe Girard, sinistre préposé à la Culture
de la Mairie de Paris, a clos la controverse. En déclarant qu’hésiter
plus longtemps à reconnaître sans réserve au perroquet de Broodthaers le
statut d’œuvre d’art revenait à « ouvrir la porte au fascisme ». Devant
une telle mise en demeure, qui ne se dresserait pas au garde-à-vous ?
Qui, surtout, aurait le mauvais goût de faire remarquer que c’est
précisément ça l’essence du fascisme, le refus de la discussion sur la
réalité au profit des mots d’ordre ; et qu’en se servant du Mal comme
instrument de chantage on le laisse s’incruster dans le discours du Bien
et s’y exprimer avec la force décuplée de l’intimidation ? Personne.
Voilà donc Coco, entre ses palmiers, destiné à monter la garde à la
porte de l’enfer. Chargé de veiller au salut de la civilisation contre
la barbarie. En tant qu’œuvre d’art confirmée et estampillée. Cher Coco.
On a quand même envie de lui dire de tenir bon. Et de bien surveiller la
porte. Toutes les portes. Y compris celles de la Mairie de Paris. (philippemuray.e-monsite.com)
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Les intermittents du spectacle
ont-ils vraiment perturbé la saison culturelle ?
Ce ne sont pas les
intermittents du spectacle qui ont pris en otage les festivals de l'été,
comme s'en plaignent les maires festivisateurs, les cafetiers
festivophiles, les hôteliers festivocrates et les festivaliers
festivomanes ; ce sont les festivals qui avaient déjà pris en otage, et
depuis des décennies, toute énergie critique à leur égard, toute liberté
de jugement et de langage à leur propos, et interdit jusqu'à la
possibilité de contester leur bien-fondé.
Ni l'« art » ni la « culture » ne sauraient plus être l'objet d'un
examen froid; et encore moins les « artistes », pourtant ouvertement
constitués en classe bureaucratique terroriste jouant à incarner le «
spectacle vivant », et ne jouant que par là. Telle est la première
conclusion que l'on peut tirer des troubles de juillet, dans tant de
villes qui n'existent plus que par leurs Printemps des comédiens, leurs
Francofolies, leurs Électrons libres, leurs Guitares à pattes, leurs
Pipeaux bien tempérés ou leurs Tombées de la nuit, et il est normal que
la majorité des esprits, colonisés par la « culture », aient été
catastrophés de voir toutes ces belles choses annulées. Ce qui aurait
été plus surprenant, c'est que quelqu'un ose ne pas considérer ces
annulations comme des catastrophes.
Quand les agents de la SNCF se mettent en grève, on sait ce qui est
paralysé. Mais qu'est-ce qui est paralysé, au juste, par les
intermittents du spectacle en révolte ?
Quelque chose d'infiniment plus important que les transports : le Bien
lui-même, auquel ces intermittents s'identifient sans demander l'aval de
personne mais sans jamais rencontrer non plus la moindre objection. Car
s'il y a un point sur lequel tout le monde s'accorde, du Medef aux
intermittents et de la droite à la gauche en passant par le gouvernement,
les présidents de région, les bistrotiers et le public, c'est que les
festivals sont l'une des plus hautes incarnations du Bien et que la
Vertu la plus incontestable flamboie sur les tréteaux où gesticulent des
gauchistes-troupiers qui se prennent pour Molière qu'on assassine. Une
telle situation ne fait même rire personne.
« Nous sommes l'art, nous sommes la création », crient ces intermutants
de la débâcle, et nul n'a le courage de leur demander: « Qu'est-ce que
l'art ? Qu'est-ce que la création ? » (ou pire : « Qui vous a fait
bouffons et rois en même temps ? »). Personne, d'ailleurs, n'y pense.
Car tout le monde, même les plus hostiles aux manifestants, respecte la
culture (et, plus encore, l'« exception culturelle française »).
On
entendait dire, dès les premiers mouvements de protestation, que l'été
risquait d'être « pourri », que des « ténèbres » planaient sur les
spectacles estivaux. « Un été muet serait un choc, frémissait un
chroniqueur. Un été sans musique, sans rire, sans rêve » (comme si la «
musique » et le « rêve » ne gavaient pas déjà littéralement l'existence
quotidienne) ; un horrible été « avec juste des bagnoles sous le soleil,
des pompes à essence, des commerçants rapaces ». Mais ces commerçants
rapaces non plus n'étaient pas contents de voir fondre les juteuses «
retombées économiques » qu'ils attendaient de ces festivals. Et les
industriels du tourisme entraient en dépression. D'ores et déjà, il
était clair que le monde festif était indispensable au bon
fonctionnement du système. Mieux : le monde festif était devenu le
système même. C'est d'ailleurs la seconde conclusion que l'on peut tirer
du spectacle de la révolte des intermittents du spectacle.
Quand le monde festif est-il devenu le système même, autrement dit le
monde tout court ? Il y a bien longtemps, mais personne ne voulait le
voir. On essayait, et on essaie toujours, de dissocier l'art de
l'économie et la création du marché. On essayait, et on essaie toujours,
de différencier les hôteliers des artistes, les artistes des touristes
et les commerçants des intermittents (mais un des slogans de ces
derniers était : « Commerçants avec nous, votre fonds de commerce est
dans la rue » ; ce qui ne les empêchait pas dans le même mouvement de
dénoncer la « marchandisation des esprits »), alors que ces catégories
se confondent et sont complices sous le signe du festif généralisé.
Ce festif généralisé lui-même s'exprime essentiellement par le théâtre de
rue, dont toutes les formes de théâtre ou de « spectacle vivant » ne
sont plus que des aspects partiels. On peut aussi en conclure que, même
si tant de festivals ont décidé de baisser le rideau, ils ont néanmoins
eu lieu. Depuis que le théâtre, en abolissant la rampe, c'est-à-dire la
séparation de la scène et de la salle qui donnait au spectateur
l'illusion qu'il était au théâtre, a retiré aussi à ce dernier
l'illusion qu'il vit quand il n'y est pas, le théâtre est en quelque
sorte aboli, comme la plupart des autres arts, et il n'y a plus que ceux
qui se prétendent artistes qui ne veulent pas le reconnaître. Ils ont
accompli le dépassement définitif de leur pratique dans
l'hyperfestivisation, et en ont ainsi fini avec l'art, mais plus que
jamais ils veulent qu'on les dise artistes et qu'on les respecte à ce
titre.
Mais lorsque les auditeurs d'un festival de jazz doivent enjamber
des intermittents couchés, quelle différence cela fait-il avec tant de
spectacles où les mêmes intermittents se roulent par terre en vociférant
leur indispensable engagement pour les droits de l'homme et contre la
guerre ?
Il n'y a plus que les artistes qui ne savent pas qu'ils ne sont plus des
artistes et exigent le maintien de l'art qu'ils ont liquidé. Mais durant
toutes leurs journées de « révolte », il n'y a eu aucune différence
entre leur protestation théâtralisée à outrance et ce qu'ils font
lorsqu'ils croient faire du théâtre. Se prétendant « debout contre la
France totalitaire », se promenant avec autour du cou des pancartes sur
lesquelles était écrit « condamné à mort », dénonçant un « massacre des
innocents », ils n'ont rien fait d'autre que ce qu'ils font dans
l'étalage de leurs « arts de la rue ». Ils ont tenu leurs discours
moraux habituels et, en bonnes victimes de notre temps, donné toutes les
leçons de vertu qui constituent l'ordinaire de leurs fastidieuses «
créations ».
Ils se sont même surpassés (mais surtout dans l'ignominie) lorsque,
vers la fin du mouvement, on les a vus défiler derrière un intermittent
attaché christiquement sur une croix et fouetté par un compère incarnant
le Medef. Oui, les festivals ont bien eu lieu. Qu'auraient-ils été de
plus si on ne les avait pas interrompus pour mieux les continuer partout
? (Le Figaro, 22 /07/2003).